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Un problème avec le graphite : l’énergie Wigner

La pile atomique de Windscale
Chaque pile était constituée de 2000 tonnes de blocs de graphite. Le graphite servait de modérateur et composait la structure de la pile qui était refroidie à l’air. Les blocs de graphite étaient disposés selon 3440 canaux horizontaux, chacun contenant 21 éléments combustibles. Ces éléments (plus de 70 000 au total) étaient chargés par la face avant de la pile. Pour les décharger, ils étaient poussés au travers des canaux dans un espace situé à l’arrière où ils tombaient dans des caissons placés dans un canal rempli d’eau. Ces éléments combustibles étaient ensuite entreposés dans une piscine dans l’attente de leur traitement dans une usine de séparation chimique pour extraire le plutonium.
© ASN

En 1946, on savait peu de choses du graphite soumis à irradiation. Dés leur démarrage en 1952, le cœur des deux réacteurs de Windscale subirent des montées en température inexpliquées. Il apparut que le graphite, quand il était irradié à relativement basse température, emmagasinait de l’énergie jusqu’au moment où cette énergie était relâchée spontanément, provoquant une augmentation de température. Ce phénomène, connu sous le nom de l’effet Wigner, était encore mal compris au moment où les piles furent conçues.

L’effet Wigner porte le nom de l’éminent physicien d’origine hongroise Eugen. P. Wigner (1902-1995) qui s’illustra par de multiples travaux théoriques, en particulier sur le noyau atomique, qui lui valurent le prix Nobel en 1963. Devenu citoyen américain en 1937, il fut l’un des cinq scientifiques à informer le président Franklin D. Roosevelt en 1939 de l’utilisation militaire possible de l’énergie atomique. Durant la Seconde Guerre mondiale, il participa à la conception des réacteurs au plutonium.

Structure du graphite et énergie Wigner
Cette image de la structure du graphite, prise avec un microscope à force atomique (AFM, Atomic Force Microscope), montre des atomes de carbone régulièrement répartis dans la structure cristalline. Sous l’effet de l’irradiation des neutrons, un certain nombre d’atomes sont déplacés. De l’énergie est emmagasinée dans la structure qui peut se libérer brutalement. À des températures supérieures à 250°C, la structure se dilate permettant aux atomes déplacés de retrouver leur position naturelle d’équilibre ce qui évite l’accumulation non désirés d’énergie dans le graphite.
© DR/Regensburg University

Dans le cas de Windscale, il fallait éviter ces dégagements d’énergie spontanés qui pouvaient conduire à un échauffement du cœur à même de déclencher un incendie. Pour combattre l’accumulation de l’énergie Wigner, les opérateurs procédaient à des recuits périodiques.

Les recuits consistaient à chauffer les briques de graphite à plus de 250°C, ce qui permettait aux atomes de carbone de libérer graduellement leur excédent d’énergie. Ces recuits impliquaient d’arrêter le refroidissement de la pile pour chauffer le graphite. Malgré l’expérience acquise, la compréhension des recuits, dont le déroulement était chaque fois différent, restait fragmentaire. Les opérateurs manquaient d’instruments (thermocouples) pour suivre l’évolution de la température dans le cœur de la pile.

L’incendie

Le seizième recuit du 10 octobre 1957, le neuvième sur la pile N°1, se déroula d’une manière désastreuse. Le recuit avait débuté le 6 octobre, mais le 8 il fallut procéder à un second chauffage nucléaire de façon à maintenir le recuit, une baisse des températures de la pile ayant été constatée (le fait s’était déjà produit auparavant à deux reprises).

Lors de la libération de l’énergie Wigner, le chauffage nucléaire devait être arrêté et la température de la pile était réglée en faisant passer de l’air de refroidissement à travers la pile. Or lors du neuvième recuit, il ne fut pas possible de régler la température avec l’air de refroidissement. Les températures du graphite et de l’uranium augmentèrent rapidement, déclenchant le feu redouté. Le combustible fondit, des conteneurs de combustible éclatèrent, l’uranium prit feu et des produits de fission furent relâchés dans les conduits de refroidissement puis dans l’atmosphère.

L’augmentation de la radioactivité détectée au niveau de la cheminée confirma, le 10 octobre, que le graphite avait pris feu. Malheureusement, le seul moyen de refroidir la pile était d’injecter de l’air mais, la pile étant en feu, l’air de refroidissement aurait attisé le feu. L’injection de gaz carbonique n’ayant pas eu de résultat, on injecta, le 11 octobre, de l’eau, une solution risquée qui n’éteignit pas le feu (le contact entre l’eau, l’uranium et le graphite en combustion pouvait produire un mélange explosif de monoxyde de carbone et d’hydrogène). Finalement, il fut décidé d’arrêter les ventilateurs (qui étaient maintenus pour protéger les opérateurs de la contamination) et le feu s’éteignit enfin. Par précaution, de l’eau fut encore injectée pendant 30 heures.

Les enquêtes ont incriminèrent le deuxième chauffage nucléaire de la pile, l’insuffisance des instruments de mesure de la température et des consignes d’exploitation. L’héroïsme des opérateurs et les parades mises en œuvre immédiatement réduisirent la radioactivité rejetée et la gravité de l’accident. Les opérateurs localisèrent le foyer de l’incendie et entreprirent de créer un pare-feu en évacuant le combustible des canaux entourant l’incendie, et en déchargeant autant de combustible que possible de la partie de la pile affectée par le feu. Ce faisant, ils s’exposèrent à de grands risques.

L’accident de Windscale est le fruit d’un temps révolu, quand les connaissances étaient incomplètes, les dispositifs de mesure rudimentaires, les règles de sûreté encore en développement et où l’on était prêt à prendre des risques que notre époque juge inacceptable. Aujourd’hui, les autorités de sûreté n’auraient pas autorisé la mise en service de réacteurs comme ceux de Windscale.

Source : L’incendie de Windscale en 1957, ASN/Revue Contrôle N°136